Clément Rosset – Sur le Traité théologico-politique de Spinoza

Couverture du cahier retrouvé dans mes tiroirs… On notera que, comme il le réclamait toujours, Rosset dispensait son cours le plus tard possible en fin de journée…

Clément Rosset – Cours sur le TTP de Spinoza (Nice, 1987-1988)

Voici un cours que j’ai retrouvé dans mes archives, celui de Clément Rosset qui portait sur le Traité théologico-politique de Spinoza qu’il dispensa à la faculté de lettres de Nice au cours de l’année universitaire 1987-1988. je m’y étais inscrit et j’y ai assisté assidûment (c’est avec ce cours que j’ai découvert ce penseur que j’allais retrouver de temps à autre durant trente années, presque jusqu’à sa mort). Mes notes prises au fil de ce cours sont décevantes (j’écoutais plus que je notais ; de plus, Rosset n’était ni un spécialiste de Spinoza, ni un professeur extrêmement rigoureux et pointilleux ; pour sa défense, disons qu’il préférait passer ses étés à voyager ou séjourner dans sa bergerie de Majorque, à écrire ses livres et à lire un peu de tout plutôt que de travailler à fond ce qu’il allait faire pendant l’année qui venait), mais pour des étudiants de CPGE scientifiques, cela peut aider à comprendre l’idée générale du T.T.P. (à compléter par la lecture de l’excellente introduction de Maxime Rovere (dans un autre article) qui, lui, est un spécialiste reconnu de Spinoza, mais pas un penseur original comme Rosset… On ne peut pas tout avoir).

Il y a quelques développements écrits à l’époque qui viennent de moi, notés dans les marges du cahier… et d’autres développements qui sont très récents. Ils me paraissent illustrer ou aller dans le sens de ce que dit Rosset. Quand je cite Rosset, c’est bien entendu sous réserve qu’en 1987 je savais prendre des notes fidèlement. Je ne mets pas toujours les guillemets quand je le cite, car je ne suis pas sûr de la fidélité que je manifestais alors.

« La spécificité de Spinoza, c’est l’amoralisme politique total (évidemment, pas l’immoralisme,), c’est pourquoi Spinoza admirait « le très pénétrant Machiavel ».

Rosset nous donna lors du premier cours ces deux sujets de dissertation :

1)- Commentez cette formule du TTP, ch. 6 : « La foi dans les miracles nous conduit à l’athéisme. » (j’ai choisi ce sujet — j’ai même conservé la dissertation, par orgueil, car Rosset, si sévère, avait attribué une très bonne note à mon travail).

2)- Commentez : « Le spinozisme est le plus puissant effort jamais tenté pour décentrer la réflexion philosophique par rapport à l’homme. » (je ne me souviens plus de qui est cette phrase. Lacroix ? Deleuze ? Bergson, qui a écrit que « la philosophie devrait être un effort pour dépasser la condition humaine. » (de mémoire) ?

Spinoza oppose le statut naturel au statut civil. L’individu a tout à perdre dans le statut naturel (ne pas confondre avec le droit naturel, comme celui de penser ce qu’on veut, sur lequel s’appuie son éloge de la démocratie). Dans l’état de nature, le droit naturel est illimité mais non garanti, tandis que dans l’état civil il est limité mais (peut être) garanti. Le renoncement au droit naturel transforme l’individu en citoyen.

Le droit naturel est inéliminable, quel que soit le régime politique. C’est ce qui explique l’effondrement rapide des régimes tyranniques qui ne respectent pas assez celui-ci.

C’est parce que les intérêts sociaux (obéissance aux lois prescrites par le souverain) sont suivis quand ils servent les intérêts naturels.

L’État, quand est bien comprise la nécessité dont il dépend, a pour fin la liberté individuelle. La force de l’État va de pair avec la plus grande liberté de l’individu. Attention : force de l’État selon sa cohérence et son adéquation avec les intérêts naturels des individus. Un État qui empêche la libre parole et le débat est un État faible qu’une simple parole libre menace. (Cela me rappelle une affiche de la fin des années 80, vue dans une librairie parisienne. On y voyait — dans mon souvenir — deux hommes, l’un muselé, l’autre braillard : sous le premier, était écrit « la dictature c’est ferme ta gueule ! », sous le second : « La démocratie, c’est cause toujours ! »)

L’idée principale du TTP est de séparer la philosophie qui a besoin de la liberté de parole, de la théologie (et par voie de conséquence la religion) qui produisent et garantissent de l’obéissance à l’égard du souverain (pas du chef religieux qui lui-même doit se soumettre au souverain). Au sujet de la théorie de la souveraineté, Spinoza s’appuie sur Hobbes, qui est le théoricien de la souveraineté absolue : la souveraineté est absolue ou n’est pas. Un pouvoir qui serait par nature contestable ne peut s’exercer. Par exemple, nul ne peut contester le principe de l’impôt, ou les fondements de la démocratie. Il y a auto-présupposition de l’État, y compris démocratique. La Constitution française protège le nôtre de toute contestation radicale : « ARTICLE PREMIER. La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.« 

Spinoza critique les juifs, mais leur reconnaît un coup de génie : ils ont créé la loi politique bien qu’apparemment ils s’appuient sur la Révélation. Moïse a produit un code civil à l’usage de son peuple, et il était le garant de ce code. À sa mort, c’est Aaron puis les Lévites qui s’en sont occupés.

Par suite, le sens du juste et de l’injuste est législatif, juridique, artificiel, et non moral. L’apparence morale n’a de validité que relativement à la constitution (positivisme juridique). C’est comme si l’on disait que l’aspect moral (comme religieux) ne sert qu’à assurer une meilleure obéissance, car en dehors des hommes sages qui savent parce qu’il faut obéir parce que c’est rationnel, le peuple n’obéit que par des causes irrationnelles. Leo Strauss insiste beaucoup sur ce double langage qu’emploie Spinoza, dont il parle pour d’autres, comme Moïse : « Spinoza suggère que Moïse a pu enseigner des choses auxquelles il ne croyait pas (« Moïse croyait, ou du moins il souhaitait enseigner… » (TTP, Ch. VII, §22). Et il nomme cette espèce de communication parler « ad captum vulgi » ou, plus fréquemment « ad captum alicujus ». Car parler avec le souci de la capacité de vulgaire signifie nécessairement argumenter ad hominem, ou s’adapter aux préjugés particuliers du groupe ou de l’individu vulgaire particulier auquel on s’adresse. » Leo Strauss, La persécution et l’art d’écrire, ch. 5, Comment étudier le TTP de Spinoza, Presses Pocket, 1989, p. 243)

Ce juridique « dé-moralisé » (c’est l’expression employée par Rosset) est ce qui constitue l’état civil. Il y a « dé-psychologisation », Spinoza ne porte d’attention qu’à l’acte. Le juge ne sanctionne que des actes. L’intention est pensée comme une illusion, ce qui renvoie à Hobbes : un passage du Léviathan démonte l’illusion d’une volonté antérieure à l’acte. La volonté, c’est le dernier appétit qui précède immédiatement l’acte. Spinoza, en séparant totalement l’intériorité (il penserait aujourd’hui comme Jacques Bouveresse dans sa thèse, Le mythe de l’intériorité) de l’extériorité, pense déjà à protéger l’individu de toute accusation portée envers les pensées. Une pensée n’est pas une intention. Cela permet de laisser tranquille les opinions.

De même, Spinoza est indifférent à la parole (il critique le fait que les hommes ont tendance à parler à tort et à travers). Le dire n’appartient pas à l’ordre du faire (je me souviens qu’il se moquait de la théorie d’Austin énoncée dans Quand dire c’est faire… le fameux performatif), et donc la liberté de parole doit être complète (Kant pensera de même dans Qu’est-ce que les Lumières ?).

C’est à ces conditions que la force de l’État va avec la plus grande liberté des citoyens. Rosset voit trois niveaux de liberté : 

1)- la liberté d’agir (ne pas subir de contrainte) : c’est la liberté politique.

2)- la liberté psychologique et morale (libre-arbitre), objet de critique absolue de la part de Spinoza (Éthique, livre III)

3)- liberté spinoziste (Éthique, livre V), qui consiste dans la purgation des passions tristes : haine, envie, jalousie, vengeance, pitié, remords…

Mais si la liberté éthique n’implique pas la liberté n°1, la liberté n°3 implique la liberté politique (la n°1).

Ici, Rosset a dû faire un ex-cursus… Il nous dit qu’il a horreur du mot épanouissement. Je crois qu’il parlait du fait que Spinoza a été poignardé, que l’Éthique écrite est une passion (mais joyeuse) : j’ai ajouté dans la marge : « le triomphe de l’individu semble ici défaillant ». Nous avions discuté auparavant d’une petite brochure écrite par des amis pro-situs : L’unique et son ombre, titre qui avait intrigué Rosset (qui a écrit Le réel et son ombre), et aussi un peu de Stirner. hélas, je ne me rappelle plus qu’en pensait Rosset… peut-être pas grand chose. Beaucoup d’oeuvres d’art, d’auteurs, de penseurs, le laissaient totalement indifférent (par exemple, le jazz lui faisait même effet qu’un aspirateur… il fallait quand même le bancher). Pour en revenir à l’épanouissement, je crois que Rosset croyait si peu dans le moi et l’identité personnelle qu’il n’imaginait pas qu’on pût mener une vie épanouissante (qu’est-ce qui aurait bien pu s’épanouir comme une fleur au soleil ?… On ne dit pas de la pensée qu’elle s’épanouit…). J’ai noté ceci, qui me paraît amusant : « à comparer avec la contradiction de Spinoza : pourquoi s’est-il fait poignarder ? Pourquoi a-t-il failli se faire lyncher après les frères de Witt en voulant placarder « ultimi barbarorum » ? A-t-il eu des idées inadéquates ces jour-là ? ») Je cite Frédéric Grolleau : « Lorsqu’il eut connaissance de la mort des frères Jan et Cornélis de Witt le 20 Août 1672, assassinat fomenté par les Orangistes contre les représentants du parti Républicain, Spinoza scandalisé, écoeuré, décide d’aller placarder sur les murs de La Haye une affiche sur laquelle sont écrits ces deux mots : Ultimi Barbarorum« , ce dont il a été dissuadé par des amis.

« La loi est pour le bien de l’individu » dit Rosset : solitude => immédiateté de la joie ; État => réflexivité de la joie (?)

(je ne comprends pas toujours mes propres notes… il faut dire qu’elles remontent à 1987 : peut-être Rosset — ou moi-même —  voulait dire que la joie dans l’état civil est une joie réfléchie, mesurée, liée aux lois, tandis que dans la solitude, elle est vécue dans l’immédiateté, soit en vivant le quotidien, soit en écoutant Mozart ou Ravel, les deux musiciens préférés de Rosset, suivis de peu par Schubert, Mahler et Stravinsky)

J’ai écrit cette objection : « mais les tyrans pourraient le dire également. »

« Ce n’est point la raison pour laquelle il obéit, mais l’obéissance qui fait le sujet. » Spinoza

Les idéologies parlent à l’imagination des gens, tandis que la démocratie parle à la raison. Mais la raison est toujours définie négativement, par la déraison, la croyance, la superstition, l’irrationnel.

La philosophie politique de Spinoza

Les prédécesseurs de Spinoza

Machiavel, Le prince : tous les moyens sont bons pour prendre et conserver le pouvoir. Les Lumières rétabliront le sens métaphysique et moral.

Hobbes, de formation vaste comme Spinoza. Descartes méprisait Hobbes.

Quatre points chez Hobbes qui annoncent Spinoza :

1)- le constructivisme (Spinoza se désolidarise avec ce point, car pour lui il y a une nature, plutôt une essence humaine) : rien n’est donné, tout est à faire. Il faut donc construire tous les fondements de la vie humaine à partir de rien. La nature n’existe pas, du moins au sens de guide. Hobbes est matérialiste, mécaniste : pour lui, le monde résulte d’associations hasardeuses.

Ce constructivisme politique n’est donc pas une transformation à partir d’un état de nature (opposé à l’état civil). Il y a donc une auto-présupposition de la politique.

Le Léviathan est sombre et cruel (mais pas pessimiste, puisqu’il n’y a pas de nature humaine pour Hobbes). L’état de guerre n’est pas lié à une nature mauvaise, mais à l’absence de fondement pour la vie collective, qui est à construire. Chez Hobbes, seul ce qui est construit est intelligible.

C’est une logique du meilleur : à partir d’une absence (d’un manque ?), la philosophie hobbesienne construit une présence, un nouvel état de fait pour le maximum de bonheur pour les hommes.

2)- l’absolutisme : pour Hobbes, le pouvoir ne doit pas être divisé, cela détruit la souveraineté. Le pouvoir doit être sans partage et sans contrôle. Il est dans la nature du pouvoir d’être absolu. Un pouvoir non absolu cesse d’être un pouvoir.

Il n’y a chez Hobbes ni bonté ni méchanceté inhérentes à l’homme. L’homme est désordonné, désorganisé, chaotique : « Nul vent n’est favorable pour un navire qui n’a pas de direction. » (Montaigne)

L’agressivité n’est que le résultat d’absence de constructions civiles (j’ai ajouté : « et un peu du désir, de l’imagination, de l’imitation et de la compétition »).

Rosset dit : « L’homme n’a pas de nature, c’est son malheur premier, il faut produire cette nature politique. »

Le pacte social se fait par obéissance au souverain. Le peuple est contraint. L’argument du souverain, c’est la peur, la passion première et fondamentale de Hobbes, qui a connu la guerre civile en Angleterre. L’instinct de conservation, sauver sa peau, est la seule constante dans l’humanité. La peur est le seul sentiment que tous les hommes éprouvent.

Nature de l’absolutisme hobbesien : le Léviathan (au sens ici de pouvoir absolu) a pour fin la liberté individuelle. Hobbes a en tête un pouvoir absolu de l’État. Hobbes théorise un pacte tacite par lequel les individus renoncent à leur liberté première (illimitée mais non garantie) en faveur du souverain en échange de sécurité et de liberté civile (limitée mais garantie).

3)- l’arbitraire : le pouvoir est arbitraire ou il n’est pas. L’idée est surprenante car en général tout effort politique tend à légitimer le pouvoir. Mais cette légitimation est en contradiction avec l’idée du pouvoir absolu.

Note ajoutée des années après — je n’avais pas encore lu les notes sur le pouvoir de Rosset : Rosset a écrit que « le pouvoir du roi consiste ainsi en sa représentation, et en elle seule : la représentation du pouvoir est le pouvoir lui- même. (…) Premier corollaire : l’objet de la représentation, soit le pouvoir lui-même, a cette particularité qu’il est en tant que tel indéfinissable et indescriptible. Le pouvoir consiste ainsi en la représentation d’un objet non représentable. » (Clément Rosset, Le philosophe et les sortilèges, Remarques sur le pouvoir, Éd. de Minuit, 1985, pp. 22-29) 

« La loi est une ordonnance dont la décision tient lieu de raison suffisante pour obéir. » Hobbes

Rosset dit que les intentions de Spinoza concernant le T.T.P. qu’il était en train d’écrire ont été formulées à Oldenburg : 1)- contre la fanatisme des religions ; 2)- contre l’accusation d’athéisme ; 3)- pour la liberté d’opinion et des paroles.

Ajout (2024) : je complète ce propos de Rosset, qui citait très peu. Dans l’extrait de la lettre dont parle Rosset (numérotée 30), Spinoza écrit :

« Pour moi, ces troubles ne m’incitent ni au rire ni aux pleurs ; plutôt développent-ils en moi le désir de philosopher et de mieux observer la nature humaine. Je ne crois pas qu’il me convienne en effet de tourner la nature en dérision, encore bien moins de me lamenter à son sujet, quand je considère que les hommes, comme les autres êtres, ne sont qu’une partie de la nature et que j’ignore comment chacune de ces parties s’accorde avec le tout, comment elle se rattache aux autres. Et c’est ce défaut seul de connaissance qui est cause que certaines choses, existant dans la nature et dont je n’ai qu’une perception incomplète et mutilée, parce qu’elles s’accordent mal avec les désirs d’une âme philosophique, m’ont paru jadis vaines, sans ordre, absurdes. Maintenant je laisse chacun vivre selon sa complexion et je consens que ceux qui le veulent, meurent pour ce qu’ils croient être leur bien, pourvu qu’il me soit permis à moi de vivre pour la vérité. Je compose actuellement un traité sur la façon dont j’envisage l’Écriture et mes motifs pour l’entreprendre sont les suivants : 1° Les préjugés des théologiens ; je sais en effet que ce sont ces préjugés qui s’opposent surtout à ce que les hommes puissent appliquer leur esprit à la philosophie ; je juge donc utile de montrer à nu ces préjugés et d’en débarrasser les esprits réfléchis. 2° L’opinion qu’a de moi le vulgaire qui ne cesse de m’accuser d’athéisme ; je me vois obligé de la combattre autant que je pourrai. 3° La liberté de philosopher et de dire notre sentiment ; je désire l’établir par tous les moyens : l’autorité excessive et le zèle indiscret des prédicants tendent à la supprimer.* » (Spinoza, Correspondance, Garnier Flammarion, 2010, pp. 202-203)

* Ce problème est revenu en force aujourd’hui avec ceux qu’on appelle islamistes (pour les distinguer des musulmans modérés) et leur souhait d’interdire — quand ce n’est pas de combattre jusqu’à la dernière extrémité — tout blasphème. Un blasphème est une « Parole, discours outrageant à l’égard de la divinité, de la religion, de tout ce qui est considéré comme sacré« . Spinoza n’a jamais insulté les religions et encore moins ce qui a trait au divin. Sa cible, ce sont les théologiens, en particulier calvinistes, qui estimaient que la politique devait être guidée par leur religion. Il existe quelques États, principalement musulmans, qui confondent politique et religion (ce qu’on appelle théocratie). Il y a même un pays du camp dit « occidental » qui fait la même confusion : je pense au gouvernement israélien de Benyamin Netanyahou. Yeshayahou Leibowitz a critiqué violemment la confusion entre politique et religion dans son propre pays.

« Sa grandeur (celle du peuple juif) fut d’avoir toujours nié à l’État le statut de valeur suprême, et au pouvoir politique le rang d’autorité absolue. Certes, le judaïsme ne prône pas l’anarchie (bien que certaine le conçoivent ainsi), et il reconnaît assurément le besoin et la nécessité d’une autorité, d’une administration et d’une force de police. Mais de même que la religion édicte des lois concernant le pur et l’impur (…) elle régit également ses rapports à l’État, dans la mesure où celui-ci est un élément incontournable de la réalité humaine. Il n’est pourtant investi d’aucune valeur éthique. » (Yeshayahou Leibowitz, Israël et judaïsme, ma part de vérité, Desclée de Brouwer, 1993, p. 53. Ce livre est oublié dans la bibliographie sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Yeshayahou_Leibowitz). La position de Leibowitz, proche de celle de Spinoza, est opposée à celle de David Ben Gourion, l’un des fondateurs de l’État d’Israël, qui disait : « Je n’accepterai jamais la séparation de la religion et de l’État. Je veux que l’État ait la haute main sur la religion. » (cité par Leibowitz, opus cité, p. 53. On peut voir dans cette déclaration du premier Premier Ministre d’Israël l’origine de certains des problèmes actuels de son pays. En 1947, donc avant la création de l’État d’Israël (14 mai 1948), Ben Gourion a même réussi à attirer sur son terrain (que j’appellerais confusionniste) le parti des ultra-orthodoxes qui, traditionnellement, sont indifférents à l’existence ou pas d’un État juif. Je cite Wikipédia (je souligne ce qui ressemble fortement à une trahison des principes des ultra-orthodoxes :

« Ben Gourion négocie avec l’Agoudat Israel, le parti politique (non-sioniste) des ultra-orthodoxes. Ceux-ci acceptent de ne pas prendre position contre la création de l’État juif (mais ne le soutiennent pas), en échange d’un courrier dit du statu quo, signé par les représentants sionistes (de gauche, du centre ou sionistes généraux et sionistes religieux), qui s’engagent à :

  • réserver aux tribunaux rabbiniques la gestion du statut personnel des Juifs (mariages et divorces, en particulier) ;
  • protéger les institutions autonomes de l’Agoudat (en particulier dans le domaine éducatif) ;
  • faire en sorte que l’État favorise la pratique des commandements divins. »

Ne faisant aucun compromis de la sorte, Leibowitz s’est insurgé dès 1967 contre ce qu’il voyait naître en Israël, à savoir ce qui est peut-être un des effets de cette confusion entre politique et religion. Cela lui a même fait dire, après l’annexion de la Cisjordanie en 1967, qu’Israël pouvait glisser vers ce qu’il nomme « judéo-nazisme ». Voici le passage dans lequel il montre que faire de l’État hébreu l’autorité absolue peut mener au pire. À la question de Michaël Shashar : Est-ce que vous n’exagérez pas quand vous utilisez l’expression « judéo-nazi » ? , Leibowitz répondait : « Quand la nation (dans le langage nazi, la « race») et la puissance de l’États sont érigées en valeurs suprêmes, il n’existe plus aucun frein aux actes des hommes. Cette mentalité se répand, même chez nous. Nous nous comportons déjà — Leibowitz écrit ceci en 1987 — dans les territoires occupés de la rive ouest du Jourdain, dans la bande de Gaza et au Liban, comme se sont comportés les nazis dans les territoires occupés de Tchécoslovaquie et de l’Ouest.  Nous n’avons pas établi de camps d’extermination comme ils l’ont fait à l’Est. Voilà où nous en sommes, avec cette seule différence comme ce qui nous distingue des nazis ! » (opus cité, p. 120). Ces propos de Leibowitz ne sont pas les miens. Je les cite pour montrer que la confusion entre politique et religion dont parle Spinoza (confusion qui concerne autant l’islam que le judaïsme, et qui concerna longtemps le christianisme) peut permettre de comprendre, en partie du moins, les décisions de l’État d’Israël actuel. Je précise que je ne suis ni anti-sioniste, ni opposé à la création d’un État palestinien, et que ma bibliothèque est remplie de livres écrits par des juifs : outre Spinoza, Marx, Freud, Husserl et Kafka, on y trouve Isaac Bashevis Singer, Harry Kemelman, Bernard Malamud, Joseph Roth, Philip Roth, et bien d’autres, dont j’apprécie grandement l’intelligence.

Le propos de Leibowitz que je viens d’écrire donne au T.T.P. toute son actualité, presque quatre siècles après sa parution (ce qui peut faire penser que l’humanité avance d’un pas très lent).

Je reviens au cours de Clément Rosset.

Selon Rosset, le T.T.P. contient trois grandes sections :

1)- l’examen biblique (chapitres 1 à 13)

2)- La rapport entre foi et philosophie (chapitres 14 et 15)

3)- l’examen du problème politique proprement dit, celui de la place de la liberté de penser et d’expression (chapitres 16 à 20)

Rosset en vient à examiner plus en détail le livre de Spinoza.

L’examen biblique (chapitres 1 à 13)

Rosset ne faisait pas d’analyse systématique d’une oeuvre. Il suivait surtout ses propres idées. Il n’a donc pas étudié de près tous les chapitres, loin s’en faut. Dans le chapitre 1, De la prophétie, Spinoza ne cherche pas à jeter la suspicion sur le caractère divin de la Bible. La parole prophétique est critiquée pour une autre raison : selon Spinoza, c’est une révélation inadéquate de la parole divine. Dieu n’y est révélé que par des symboles et des images, et ne s’adresse donc qu’à l’imagination des croyants.

Ajout de 2024 : je complète encore le propos de Rosset. Voici ce qu’écrit Spinoza à la fin de ce chapitre 1, De la prophétie : « Nous pouvons donc maintenant dire sans scrupule que les prophètes ne connaissaient ce qui leur était révélé par Dieu qu’au moyen de l’imagination, c’est-à-dire par l’intermédiaire de paroles ou d’images, vraies ou fantastiques. (…) Ainsi donc, puisque les prophètes ont perçu par l’imagination les révélations divines, il en résulte que leur faculté perceptive s’étendait bien au delà des limites de l’entendement ; car avec des paroles et des images il est possible de former un plus grand nombre d’idées qu’avec les principes et les notions sur lesquels toute notre connaissance naturelle est assise. On voit en outre clairement pourquoi les prophètes ont toujours perçu et enseigné toutes choses par paraboles et d’une manière énigmatique, et exprimé corporellement les choses spirituelles ; tout cela convenant à merveille à la nature de l’imagination. Nous ne nous étonnerons plus maintenant que l’Écriture et les prophètes parlent en termes si impropres et si obscurs de l’esprit ou de l’âme de Dieu. » (Spinoza, T.T.P. GF, 2021, pp. 44-45. Je souligne)

Rosset dit : « Un prophète fait exception : Jésus. Il y a donc deux connaissances de Dieu, l’une inadéquate (par les prophètes), l’autre adéquate par le fils de Dieu » (c’est bien ce qu’a dit Rosset).

Ajout de 2024 : en effet, Spinoza écrit que « la sagesse de Dieu, j’entends une sagesse plus qu’humaine, s’est revêtue de notre nature dans la personne de Jésus-Christ, et que Jésus-Christ a été la voie du salut. (…) je n’ai lu en aucun endroit que Dieu ait apparu à Jésus-Christ ou qu’il lui ait parlé, mais bien que Dieu s’est manifesté par Jésus-Christ aux apôtres et qu’il est la voie du salut, (…) c’est d’âme à âme que Jésus-Christ communiquait avec Dieu.* (…)  Je dis donc que personne, hormis Jésus-Christ, n’a reçu des révélations divines que par le secours de l’imagination, c’est-à-dire par le moyen de paroles ou d’images, et qu’ainsi, pour prophétiser, il n’était pas besoin de posséder une âme plus parfaite que celle des autres hommes, mais seulement une imagination plus vive, ainsi que je le montrerai plus clairement encore dans le chapitre suivant.» (pp.37-38. Je souligne)

* Spinoza fonde la possibilité du salut (très fragile, selon moi, à la suite d’Alquié, ou du moins très minoritaire : Rosset disait qu’on ne soigne que des bien portants) sur l’idée que Dieu connaît notre âme, que notre âme connaît Dieu et que notre âme est en Dieu en tant qu’idée. »

Cette critique est d’autant plus impitoyable qu’elle est calme et rationnelle : les prophètes n’ont souvent dit que des choses confuses et obscures (par exemple, ils ont parlé de Dieu comme d’un homme, qui veut, se met en colère, comme d’un juge qui récompense et punit), et que jamais Spinoza ne se place sur le terrain des affects, comme le ferait un athée militant.

Je ne connais presque rien de ces « Juifs pour Jésus« . J’ai croisé leur local par hasard au cours d’une déambulation parisienne. J’ai appris depuis qu’ils seraient entre « entre 100.000 et 200.000 Juifs messianiques » qui pensent que Jésus est le Messie qu’attendent (qu’attendaient ?) les Juifs. Idée qui correspond, mais de fort loin, à ce que Spinoza pensait de Jésus. Je le cite à nouveau : « Dieu s’est manifesté par Jésus-Christ aux apôtres et (…) il est la voie du salut« .

À propos du chapitre 3 (De la vocation des Hébreux), Rosset défend l’idée que l’élection des Hébreux est politique, nullement religieuse (idée qui ne doit pas plaire aux juifs pratiquants). Le scandaleux est que Spinoza dénie l’aspect théologique de l’élection : « Leur caractère de peuple choisi de Dieu et leur vocation viennent donc seulement de l’heureux succès temporel de leur empire et des avantages matériels dont ils ont joui, et nous ne voyons pas que Dieu ait promis autre chose aux patriarches ou à leurs successeurs » (p. 73. je souligne).

Rosset poursuit : « Les juifs n’ont pas été éclairés, mais ont reçu un don politique. Ils n’ont rien compris à Dieu et à la nature, mais ils ont bien compris la question politique. Mais ils n’ont compris ce message politique qu’avec son corrélat théologique » (ce qui expliquerait en partie les problèmes actuels d’Israël…).

Rosset : « Moïse apparaît au moment de la plus grande dérive, ou errance, au moment d’un grand risque de fin du peuple juif. C’est la Loi qui a sauvé leur communauté humaine. » (J’ai ajouté dans la marge : quelqu’un a pu dire — Jean-Pierre Voyer ? — que « l’épisode du Sinaï et des dix commandements sont une sorte d’opération de police« .) Rosset cite le Talmud (je n’ai pas vérifié, n’ayant pas le Talmud chez moi) : « juif, tu seras heureux si tu obéis à la loi — i.e. la Torah »

Rosset dit que « Spinoza rapproche le sens physique et le sens social de la loi. La loi politique est une modalité de la loi physique. » Il est vrai que l’homme, en tant qu’il a des idées inadéquates (c’est cela qui rend nécessaire la politique), est un corps, et il vit donc selon le désir et l’imagination.

Rosset ajoute : « la différence entre loi politique et loi physique se trouve dans le degré d’ignorance pour l’une et de moins ignorance pour l’autre. On ignore pourquoi la pierre tombe*, mais on sait pourquoi le criminel est condamné. »

(ajout 2024 : *Rosset a raison : la théorie de la gravitation est une description de la gravité, mais pas une explication ; nuance chère à Ludwig Wittgenstein). La pierre tombe mystérieusement, mais le criminel est condamné parce qu’il a enfreint la loi — l’explication est suffisante car complète. C’est la loi qui « fait » le crime, nullement le crime ou le criminel. Durkheim a écrit là-dessus des choses admirables et définitives dont je parlerai dans un prochain article.

Rosset dit : « Il n’y a de péché qu’au regard de la loi (la nature ne fait pas un monde moral) : il y a obéissance ou désobéissance, c’est tout. »

Puis Rosset parle de la lettre 50 de Spinoza à Jarig Jelles dans laquelle il se démarque de Hobbes : « quelle est la différence entre Hobbes et moi en politique. Pour ma part, je maintiens toujours le droit naturel dans son intégrité et je soutiens que dans toute Cité, le Souverain suprême ne possède pas plus de droit sur un sujet qu’à la mesure du pouvoir par lequel il l’emporte sur lui. ce qui est aussi bien le cas dans l’état de nature. » La différence est donc que Hobbes distingue état civil et état de nature, alors que Spinoza fait de l’état civil une modalité de l’état de nature, ou pour mieux dire, il fait de la politique une continuation de la nature avec d’autres moyens (pour paraphraser Clausewitz). (Spinoza, Correspondance, Garnier Flammarion, 2010, p. 290) 

Rosset parle ensuite (un autre vendredi ?) de la crainte (ou peur). « On obéit par crainte ou on obéit par raison. » C’est ce qui fait la différence entre politique et philosophie, mais aussi entre théologie  — ou religion ; mais Spinoza les distingue souvent — et philosophie. Il n’y a que les « philosophes » — pas au sens professionnel : toutes les personnes sages, capables de réflexion et dont la conduite est sensée — qui puissent vivre sans politique (sauf pour se protéger des insensés, bien entendu) et sans théologie, mais pas sans religion, puisque pour Spinoza, le salut doit passer, s’accomplir par l’amour intellectuel de Dieu. La peur est la seule grande constante humaine (avec le désir ? car il y a peur parce qu’il y a désir permanent de persévérer dans l’être).

Selon Rosset, il y a  deux représentations de la loi divine :

1)- un législateur suprême qui engendre la « crainte de Dieu » (inadéquate).

2)- la vérité éternelle (Deus sive Natura) accessible par la raison.

Pour Rosset, il y a deux types de philosophies par rapport à la vérité (parce que l’homme n’est pas armé psychologiquement pour affronter la vérité qu’il peut connaître grâce à la raison dont il est armé) : 1)- celle de Platon, Descartes, Malebranche, pour qui la vérité est bonne à connaître. 2)- celle de Spinoza, Nietzsche, pour qui la recherche de la vérité suppose une victoire sur l’angoisse. Ils pensent que la vérité est difficilement accessible, non pour des raisons épistémologiques, mais pour des raisons psychologiques. Pour Spinoza (et Nietzsche), il y aurait deux types d’hommes, ceux qui ont assimilé leurs craintes, ceux qui ne l’ont pas fait. Ceux qui vivent sous l’empire de la crainte doivent trouver des substituts : la foi, la superstition, le fanatisme…

Spinoza emploie souvent le mot « catholique » (« ce qui rassemble par la foi qui vaut pour tous ») : c’est la foi véritable, qui est valable parce qu’elle est constante, par l’obéissance aux principes de justice et de charité (révélés par Jésus, « informé » par Dieu).

À propos du chapitre 15 (« où il est montré que la théologie n’est point la servante de la raison, ni la raison celle de la théologie. »), Rosset dit : « comment la vérité révélée s’associe-t-elle avec la vérité de raison ? Spinoza veut que théologie et philosophie ne se rapprochent pas ». C’est un peu comme le parallélisme psychophysique cher à Spinoza : la théologie représenterait le corps et la philosophie l’âme.

Il y a deux voies de salut : par la sagesse (pour très peu d’hommes), par la foi (pour la majorité). La religion représente le savoir minimal de Dieu, la philosophie spinoziste le savoir maximal de Dieu (intuition intellectuelle, connaissance par la raison, et par les essences : on comprend ce qu’est l’essence de Dieu).

Rosset terminait (du moins dans mon cahier) avec le chapitre 16 (dommage pour nous).

« L’État est fait pour assurer le maximum de liberté (maximum par rapport au fait que la majorité des hommes est constituée d’individus plus ou moins insensés, remplis de désirs incontrôlés, menant une vie irréfléchie, aux idées inadéquates…), ce qui fait que la puissance d’agir des hommes est minimale dans la nature, et maximale dans l’état civil. »

« Le souverain est l’instance d’obéissance pour tous, pour les uns par la sagesse, pour les autres par la crainte. » (moi : et peut-être par la foi, pour une troisième catégorie de personnes, en tant qu’elles sont raisonnables, guidées par ce qu’a dit Jésus).

Mon cahier s’arrête là.

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